Leggeri est parti, mais c’est Frontex qu’il faut renvoyer!

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Frontex voiture

Ou pourquoi je voterai NON à l’augmentation du budget de Frontex le 15 mai
Charles Heller, Chercheur à IHEID, co-directeur de l’agence Border Forensics, et co-président du réseau Migreurop.

Une version de cette tribune est parue dans Libération.

J’écris ces lignes alors que Fabrice Leggeri vient de présenter sa démission en tant que directeur exécutif de Frontex, l'agence européenne de garde-frontières et de gardes-côtes. Cette démission survient après des mois de révélations successives concernant l’implication de Frontex dans les violations des droits humains, en particulier dans le cadre de ses opérations aux frontières de l’Europe de l’Est et en Grèce. Ayant focalisé mes recherches sur la Méditerranée centrale pendant plus de 10 ans, ces révélations ne me surprennent absolument pas. Dans le cadre d’une des enquêtes que j’ai menée au sein du projet Forensic Oceanography (Death by Rescue, 2016), nous avons démontré qu’au cours de l’été 2014 Frontex a mené une véritable campagne pour que l’opération militaire et humanitaire italienne Mare Nostrum soit stoppée. Alors que l’opération déployée entre 2013-2014 avait permis de secourir de manière proactive un grand nombre de migrant-e-s fuyant la Libye dans des conditions dramatiques, Frontex l’a accusée de constituer un « appel d’air » menant à plus de traversées. Dans le but de dissuader les migrant-e-s de rejoindre le continent européen, l’agence a mis tout en œuvre pour que soit mis fin à l’opération Mare Nostrum et que celle-ci soit remplacée par une opération de Frontex – Triton - bien plus éloignée des côtes libyennes, et dont l’objectif était le contrôle des frontières et non le secours en mer. Ce changement opérationnel a été mis en place malgré l’unanimité des acteurs défendant les droits des migrant-e-s, et même des évaluations internes à Frontex qui prévoyaient que la fin de Mare Nostrum ne mènerait pas à moins de traversées mais à plus de morts en mer. C’est bien cette réalité qui s’est tragiquement matérialisée, notamment avec le naufrage du 18 avril 2015, le plus meurtrier de l’histoire récente de la Méditerranée avec plus de 950 morts. A la suite de ce naufrage, le Président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, a admis que « cela a été une sérieuse erreur que de mettre fin à Mare Nostrum. Cela a couté des vies » . On aurait pu s’attendre à ce qu’à la suite de cette reconnaissance, Frontex soit sanctionnée pour son rôle dans ce changement opérationnel meurtrier. Il n’en a rien été : l’opération de Frontex fut renforcée et son budget augmenté. Et le vide de secours mortel laissé par la fin de Mare Nostrum n’a jamais été comblé. 

Tout cela peut sembler lointain. J’aurais pu évoquer l’enquête que Border Forensics mène actuellement sur les avions et drones de Frontex qui aujourd’hui informent les garde-côtes libyens de la présence de migrant-e-s pour qu’ils soient intercepté.e.s et ramené.e.s en Libye, et ce malgré tout ce que nous savons des conditions inhumaines qui leur sont réservées. Pourtant, cet épisode plus ancien mérite d’être rappelé car il démontre clairement le rôle de Frontex dans la construction des migrant-e-s comme une menace, la mise en place d’opérations de contrôle des frontières toujours plus coûteuses et militarisées, le dédain pour les vies et des droits des migrant-e-s qui anime l’agence, et l’impunité qui a été organisée autour de ses activités. Malgré la pression publique et politique dont Frontex fait aujourd’hui l’objet, cet état de fait n’est pas fondamentalement remis en cause, et le départ de Fabrice Leggeri ne changera pas significativement la donne. 

Mais il y a plus. J’écris ces lignes également alors que la Suisse et l’UE appliquent depuis deux mois une politique d’ouverture sélective face aux réfugié.e.s fuyant l’Ukraine. Pour un groupe de personnes (trop) limité, un changement de paradigme à été opéré : permettre la mobilité des personnes en quête de refuge et reconnaître leurs droits plutôt que de chercher à les bloquer à tout prix. Cette brèche ouverte rend aujourd’hui évident pour le plus grand nombre ce qui l’a été depuis longtemps pour maint-e-s chercheurs et chercheuses et acteurs et actrices de la société civile : l’approche restrictive et militarisée de l’UE n’est pas une fatalité, une politique plus ouverte et respectueuse des droits est possible, et celle-ci rendrait des acteurs comme Frontex superflus. 

Le référendum du 15 mai concernant le financement de Frontex donne une opportunité à la population suisse de cesser d’être complice d’une agence dont les activités de plus en plus coûteuses n’ont jamais mis fin à la « menace migratoire » que Frontex a contribué à construire, et qui se soldent par la violation des droits des migrant.e.s et des milliers de morts en toute impunité. Le refus de financer Frontex doit s’inscrire dans une réorientation fondamentale des politiques migratoires suisses et européennes. 

J’ai fait mon choix. Ce sera résolument non à Frontex et oui à une politique solidaire et ouverte. Aux Suisse-sse-s de faire le leur et d’envoyer un message fort qui pourrait avoir une résonnance européenne.

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