Session extraordinaire « Pratique en matière d'asile pour les femmes afghanes »

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Zeichnung: Striche schwarzweiss und pink

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Update: Les deux motions ont été renvoyées en commission par les deux chambres lors de la « sessions spéciale ». Le Tribunal administratif fédéral (TAF) a entre-temps confirmé la pratique du Secrétariat d’État aux migrations en reconnaissant à deux femmes afghanes des motifs de persécution justifiant de leur octroyer le statut de réfugiées. Le 1er février, la Commission des institutions politiques (CIP) du Conseil national a rejeté la motion initiale, et fait une contre-proposition demandant un examen au cas par cas des demandes et un contrôle des services de sécurité de la Confédération (voir le communiqué de la CIP-CN ici et un article de 24h ici). Le 15 février 2024, la CIP du Conseil des États a décidé de temporiser, en attendant le résultat des votes au Conseil national (lire le communiqué de la CIP-CE).

Le 19 et 20 décembre prochain aura lieu la session extraordinaire « Pratique en matière d'asile pour les femmes afghanes ». A cette occasion, le Conseil national et le conseil d’Etat devront se prononcer sur les motions Rutz (CN - 23.4241 ) et Bauer (CE – 23.2447) qui demandent à corriger le changement de pratique du Secrétariat d’Etat aux migrations concernant les demandes d'asile des femmes et filles afghanes. Outre le fait que ces deux motions heurtent le principe de la séparation des pouvoirs, elles constituent une attaque au droit d’asile. En réalité, la pratique permet surtout d’améliorer les conditions de vie et d’intégration de femmes et de filles qui se trouvent majoritairement déjà en Suisse, en leur offrant l’accès à un statut moins précaire que le permis F. Les statistiques en témoignent.

 

De quoi parle-t-on ?

Un changement de pratique du SEM : Depuis, le 17 juillet les requérantes d’asile originaires d’Afghanistan sont considérées comme victimes à la fois d’une législation discriminatoire et d’une persécution religieuse. A ce titre, le statut de réfugiée doit leur est accordé à l’issue d’un examen individuel de la demande.

 

Les ressortissantes afghanes dont la demande d'asile a été rejetée par le passé, qui bénéficient d'une admission provisoire, peuvent désormais déposer une nouvelle demande auprès du SEM pour obtenir le statut de réfugié et l'octroi de l'asile.

 

Pourquoi le changement ce pratique ?

Une adaptation à la situation en Afghanistan. Depuis leur prise de pouvoir en septembre 2021, les nombreuses restrictions et règles de conduite imposées par les talibans en Afghanistan ont de graves conséquences sur les droits fondamentaux sur les femmes et filles du pays[1]. Leurs droits fondamentaux dans de nombreux domaines, tels que le travail, l’éducation et la formation, l’accès aux soins, la liberté de mouvement et d’expression, ou encore la participation politique, sont extrêmement restreints, voire retirés. En outre, les femmes et les filles afghanes sont de plus en plus exclues de l’espace public.

 

Ces restrictions ont amené l’Agence de l’Union européenne pour l’asile (EUAA) à conclure, en janvier 2023, que la situation des femmes et des filles en Afghanistan constituait une persécution au sens de la Convention sur les réfugiés.[2] 

 

Au vu de ces informations, il ne fait aucun doute que les femmes et les jeunes filles afghanes ont des raisons objectives de craindre d'être victimes d'une législation discriminatoire et de persécutions religieuses si elles devaient retourner en Afghanistan. Il s'agit là de motifs d’asile au sens de la loi, qui conduisent à la reconnaissance et à l’octroi du statut de réfugiée. Le SEM ne fait donc qu’appliquer le droit et international, le droit suisse et la jurisprudence.

 

Complément d’information sur la situation en Afghanistan

Selon le Rapporteur spécial des Nations unies (ONU) sur les droits de humains en Afghanistan et le groupe de travail de l'ONU contre la discrimination des femmes, la répression systématique des droits des femmes par les talibans devrait être officiellement classée comme « apartheid du genre ». La série de « décrets impitoyables » et l'absence quasi-totale de possibilités juridiques de faire valoir ses droits font que « les femmes et les filles en Afghanistan subissent une grave discrimination ». Cela « pourrait s'apparenter à une persécution basée sur le genre, un crime contre l'humanité, et être caractérisé comme un apartheid du genre »[3]

 

Les interdictions à l’encontre les femmes afghanes touchent à peu près tous les domaines de la vie courante et ont pour résultat de les cloisonner chez elles et de les priver de l’essentiel de leurs droits fondamentaux. Elles se sont ainsi vues: exclure l’accès à une activité professionnelle (interdiction de travailler pour les Nations unies ou dans les ONG, exclusion systématique de la plupart des emplois gouvernementaux qualifiés et du système judiciaire) ; exclure l’accès aux études (interdiction d’accès à l’enseignement supérieur et à l'enseignement secondaire) ; exclure l’accès à l’espace public (interdiction de se rendre dans les parcs, les salles de sport, les salons de beauté, etc.) ; exclure l’accès aux bâtiments publics sans être accompagnées d'un homme) ; l’accès à la justice (le Ministère des affaires féminines et la Commission indépendante des droits de l'homme en Afghanistan ont de facto été supprimés) ; privées de tout système de protection dans une société où la violence conjugale et domestique est endémique (fermeture de tous les abris et structures d’accueil et de soutien pour les victimes de violences domestiques) ; imposer des restrictions vestimentaires draconiennes (port strict du voile intégral dans  pratiquement tous les lieux hors du domicile) ; et exposées à des abus tels mariages d'enfants, mariages précoces, mariages forcés, annulation de divorces prononcés antérieurement et obligations de retourner vivre avec un ex-mari abusif, ainsi qu’à des châtiments corporels à la suite d’accusations de crimes à caractère moral[4]

 

 

Un « appel d’air », vraiment ?

La Suisse pas plus généreuse qu’ailleurs

Selon les motionnaires, « le changement de pratique du SEM risque de provoquer un appel d’air ». Rappelons ici que les recommandations de l’AUEA sont déjà appliquées depuis plusieurs mois par de nombreux pays européens notamment la Suède, le Danemark, la Finlande, l’Espagne, la France, l’Italie, l’Autriche, l’Allemagne, la Belgique, la Lettonie, Malte et le Portugal. La pratique à l’égard des ressortissantes afghanes étant largement acceptée en Europe, il y n’a pas de risque que la Suisse devienne plus prisée qu’un autre endroit.

 

La plupart des femmes sont déjà en Suisse. Les chiffres:

Par ailleurs, la plupart des bénéficiaires sont actuellement des femmes résidant déjà en Suisse, avec un statut de protection plus précaire, le permis F accordé pour inexigibilité du renvoi. Celles-ci ne rentreront jamais en Afghanistan : le changement de statut ne fera donc que favoriser leurs chances de mieux s’intégrer socialement et économiquement en vue de sortir de l’aide sociale.

 

Selon les statistiques du SEM, ces dernières étaient quelque 3’117 à la fin août 2023. Depuis le changement de pratique, 1000 d’entre elles ont déposé une demande de révision de leur statut aux mois de septembre (700) et octobre (300).

Évolution statistique depuis le changement de pratique du 17 août 2023

Le changement de pratique du 17 août 2023 a eu un impact exclusivement sur les demandes de réexamen déposées par les femmes et les filles se trouvant déjà en Suisse, comme le montre la synthèse statistique publié par Vivre Ensemble. Le nombre de femmes et de filles récemment entrées en Suisse est resté stable, voire a diminué.

42% des données concernent des filles âgées de moins de 18 ans. Lorsqu’une famille dépose une demande de réexamen, chaque membre de la famille est compté une fois.

Les tableaux statistiques publiés par le SEM tendent à surévaluer le nombre d’arrivées puisqu’ils incluent dans les demandes d’asile primaires les demandes de réexamen des ressortissant·es afghan·es en Suisse depuis plus de 5 ans. Le nombre réel d' »arrivées en Suisse » est donc inférieur aux chiffres publiés. Dans les faits, selon le SEM ,700 demandes de réexamen ont été déposées en en septembre et 300 en octobre, tous sexes et âges confondus.

 

De manière générale, depuis la prise de pouvoir de talibans, donc entre le 1er août 2021 et le 31 octobre 2023, le SEM dénombre :

 

  • 2’843 femmes afghanes ont demandé l’asile en Suisse. A noter que ce nombre inclut plusieurs centaines de procédures de femmes établies en Suisse avec un permis F depuis plus de 5 ans, ce qui réduit, de fait le nombre d’« arrivées » réelles.

 

  • 853 femmes venant d’Afghanistan ont obtenu l’asile, dont 326 femmes à titre dérivé, c’est-à-dire par la famille ou par naissance, et 945 femmes ont été admises provisoirement.

 

Concernant l’argument selon lequel des femmes afghanes ayant un droit de séjour dans un autre État viendraient en Suisse pour y obtenir l’asile, il est totalement infondé. Les intéressées seraient en effet renvoyées dans cet État sans que leur demande d’asile soit examinée sur le fond (renvois Dublin ou renvoi État tiers sûr).

 

En ce qui concerne le regroupement familial, 121 personnes afghanes au total sont entrées en Suisse au titre du regroupement familial en vertu du droit d’asile en 2022.  Pour 2023, jusqu’à fin septembre, 219 personnes au total avaient déposé une demande de regroupement familial. Le SEM lui-même rappelle que les hommes sont plus nombreux à demander le regroupement de leur épouse que l’inverse : en 2023, 77 femmes et 35 hommes sont entrés en Suisse par cette voie. De plus, rappelons que les critères du regroupement familial sont particulièrement stricts, l’autonomie financière étant notamment exigée.

 

Rappelons encore que la question de l’appel d’air n’est pas déterminant du point de vue des obligations internationales que la Suisse s’est engagée à respecter. La notion de réfugié∙e telle que définie par la Convention des réfugié et la Loi sur l’asile posent des critères en lien avec la persécution et les motifs d’asile, non avec le fait que cela concernerait ou non un grand nombre de personnes.

 

Le SEM et l’EUAA considèrent, sur la base d’événements factuels et observables, que les femmes afghanes risquent objectivement d’être victimes de persécutions et ont par conséquent un besoin reconnu par le droit d’asile d’être protégée.C’est à l’aune de ces risques concrets que le SEM a décidé d’octroyer le statut de réfugié aux femmes afghanes, pour autant qu’un examen individuel ne vienne pas mettre en évidence des motifs d’exclusion.

 

Des affirmations erronées pour une attaque politicienne au droit d’asile

Enfin, les motions en question sont remplies d’affirmations erronées, des formulations qui ne laisse aucun doute sur la visée politicienne des motionnaires. Entre autres :

 

« Depuis le 17 juillet 2023, des femmes et des filles afghanes déposent des demandes d’asile, alors qu’auparavant elles demandaient le statut de personne admise à titre provisoire.  Obtenir l’asile n’était possible qu’après un examen individuel. » (Motions Rutz et Bauer)

 

D’une part, l’obtention de l’asile et l’évaluation de l’exigibilité du renvoi se font toujours actuellement, au terme d’un examen individuel des demandes, et ce pour toutes les personnes de toutes les nationalités. 

 

D’autre part, les ressortissant∙es afghanes ont toujours demandé l’asile et non une admission provisoire. Cette dernière est un statut octroyé par l’administration, seulement une fois que la demande d’asile a été examinée et refusée. Ce statut est donné en raison de l’illicéité, de l’inexigibilité ou de l’impossibilité du renvoi. Dans la grande majorité des cas, cela signifie qu’un renvoi mettrait sa vie en danger, essentiellement en raison d’une situation de guerre, de violence généralisée, de risque de peine de mort, de torture, ou du fait de sa vulnérabilité. 

 

Ce principe de non-refoulement est garanti par le droit international, la constitution et les lois suisses. Ne pas le respecter consisterait à violer la loi. Cette remarque vaut également pour la motion Minder 23.4246 qui propose tout simplement de « de classer l’Afghanistan dans les « pays sûrs » pour ses ressortissants de sexe masculin » et de « négocier avec l’Afghanistan un accord migratoire ou un partenariat migratoire » (!).

 

 

« Le changement de pratique du SEM, opéré de manière tacite et sans consultation, sape les efforts que l’Europe fait pour maîtriser la crise de l’asile. » (Motions Rutz et Bauer)

 

Le Parlement n’a pas pour mission de décider de la manière dont l’administration applique la loi et le droit d’asile n’est pas un robinet qu’on ouvre ou qu’on ferme, selon l’envie du moment. Tant la Convention de Genève sur les réfugiés, ratifiée par la Suisse, que la Constitution et la loi suisse obligent nos autorités à octroyer l’asile à toute personne persécutée dans son pays et ne pouvant pas se rendre dans un pays tiers.  

 

En d’autres termes, demander à revenir sur la pratique actuelle, c’est demander de violer la loi et s’attaquer aux fondamentaux du droit d’asile suisse et international. 

 

 


 

[1] OSAR, Afghanistan : derniers développement, 31.08.2023 (https://www.osar.ch/publications/news-et-recits/afghanistan-derniers-developpements/). Asile.ch, Afghanistan : les ramifications politiques d’un désastre humanitaire, 24.04.2023 (https://asile.ch/2023/04/24/chronique-afghanistan-femmes-et-minorites-en-danger/).

 

[2] EUAA, Afghanistan: Taliban restrictions on women and girls amount to persecution, 25.01.2023 (https://euaa.europa.eu/news-events/afghanistan-taliban-restrictions-women-and-girls-amount-persecution)

 

[3] Voir OSAR précité et UNHCR, Situation of human rights in Afghanistan - Report of the Special Rapporteur on the situation of human rights in Afghanistan, Richard Bennett, 09.02.2023 (https://www.ohchr.org/en/documents/country-reports/ahrc5284-situation-human-rights-afghanistan-report-special-rapporteur).

 

[4] Voir OSAR précité et Amnesty international,  Afghanistan: Death in slow motion: Women and girls under Taliban rule, 27.07.2023 (https://www.amnesty.org/en/documents/asa11/5685/2022/en/).